Le lancer de boulette ?
C’est depuis quelques années une expression qui symbolise pour moi la fusion entre ma personne et mon métier de chanteur. L’idée me vient de l’observation du lâcher de poil de mon chinchilla. Quand il se sentait coincé, les poils se décrochaient spontanément pour permettre la fuite. C’est un peu aussi le mécanisme du lézard qui perd sa queue, voire du renard qui se mange la patte prise dans un piège. La plupart des obstacles au chant viennent d’une force intérieure, constituée par l’histoire de nos relations humaines. Elle se manifeste par des symptômes variés : fragilité vocale, mise en place de mécanismes vocaux incontrôlés (fermeture des fausses cordes vocale notamment, mais aussi basculement du cartilage cricoïde ou apparition du twang), crispations involontaires des membres ou du visage, oublis de paroles, fautes de structure. Il est donc difficile de limiter le travail du chant à la technique. Même si on ne chante pas sur des sujets personnels, il y a toujours dans les paroles, ou dans de simples souvenirs de sensations proches, la possibilité pour des souvenirs personnels de faire surface et de provoquer une gêne.
Le lancer de boulette est un lâcher-prise
Ces phénomènes n’ayant pas d’explication intellectuelle, je me suis attaché à écouter mes émotions, et quelquefois celles des autres. Elles ne parlent pas un langage. Il ne s’agit pas de comprendre, mais d’accepter. Cette écoute, à défaut d’identifier la source du blocage, permet en général de laisser passer l’émotion qui était b loquée derrière.
L’expression de lâcher-prise est très utilisée dans le travail du chant actuel. C’est une bonne approche si on ne le transforme pas en recherche intellectuelle, qui serait une tentative de se dominer, et par conséquent d’être dominé par soi-même.
Le lancer de boulette n’est pas un combat
On ne peut pas lâcher prise en faisant un bras de fer. Face à une situation conflictuelle, avec soi-même, une situation, ou une relation, on ne peut pas détendre une main crispée. Lancer une boulette, c’est d’abord ne pas contre-attaquer, ensuite ne pas se défendre. Principe fondateur de l’Aïkido, opposer une résistance à son attaquant c’est donner de la force à son attaque. Lui tourner le dos c’est s’interdire de réagir et de s’adapter. Il reste la solution de prendre conscience de l’attaque et de l’accompagner. Cette conscience ne nécessite pas d’en comprendre les motivations, mais ce n’est pas interdit non plus tant que ça ne détourne pas l’attention.
La boulette est une autre
La boulette est une force abstraite, mais c’est aussi un personne. Ou plutôt la conjonction des deux. Il est de bon aloi face à un problème de se regarder soi-même, et de se demander ce qu’on aurait pu faire autrement. L’évolution de notre société du stoïcisme à la psychanalyse, en passant par le christianisme, nous a formés à nous sur-responsabiliser. A trop chercher en soi on s’imagine être habité d’une envie de se faire du mal.
Il ne faut pas oublier que l’agression vient essentiellement de l’extérieur. Des gens nous font du mal par plaisir ou par intérêt. Cette prise de conscience est dangereuse parce qu’on peut difficilement intervenir sur l’autre. C’est le propos d’Épictète, que j’ai appliqué pendant longtemps. Je préfère maintenant accepter ce risque, en même temps qu’accepter que je ne pourrai pas changer l’autre. Identifier les agressions qui ne viennent pas de moi me permet de mieux entendre ce qui m’est propre.
Lancer une boulette, c’est une libération
Lancer une boulette devient donc prendre conscience de la responsabilité de l’autre, et de ce qui nous a fait accepter l’agression. C’est se débarrasser de l’agresseur, en même temps que de la faiblesse dont il s’est servi pour assurer sa prise. C’est se donner un contact plus franc avec soi-même, pour ouvrir des portes à l’expression.
Lancer une boulette, c’est donc identifier la source de l’agression, ses méthodes, ses effets sur soi, accepter la remise en question que tout ça implique, refuser le combat, regarder ce qui reste. C’est à dire soi-même.