La lettre

Ce pavé est ce que j’ai longtemps appelé « la lettre ». La plus longue lettre que j’aie écrite peut-être. Un beau cadeau il me semble. Le sacrifice d’une journée à penser à une personne et à lui donner un point de vue sur elle et sur notre rencontre. Un beau geste qui voulait conclure une période difficile, et ouvrir de nouveaux espaces de communication. Ma dernière journée de liberté avant de tomber dans une relation vampirique, dont je resterai captif plus de deux ans après, et dont je continuerai à payer le prix.
Son environnement ? Je l’ai écrite à une personne que je connaissais peu encore, quelques semaines après notre rencontre. Nous étions dans des recherches d’approfondissement personnel l’un et l’autre. Elle voulait évoluer dans son rapport aux autres, et dans l’image qu’elle donnait, qui lui semblait erronée. J’étais en réflexion sur ma vie professionnelle. Ma vie de couple venait de prendre un virage important. J’étais à la recherche de personnes et d’éléments de mon passé lointain. Nous sortions tous les deux d’une dépression. Nous avions l’intention de profiter de la formation de chant que nous commencions pour progresser dans notre appréhension de nous-mêmes. Nous étions avide de réussite, travailleurs, organisés. Nous voulions profiter de chaque miette de formation. Nous avons aussi perçu des choses intangibles entre nous, dont la compréhension aurait pu nous faire évoluer. Cette force nous a dépassés. La présence, l’existence de l’autre nous sont devenues pénibles. Nous avons géré cette situation avec écoute et ouverture et tout semblait prêt pour repartir du bon pied.
Cette lettre, qui voulait sceller une période sombre, l’a fait rebondir, d’une façon qui me laisse aujourd’hui encore perplexe. Le lendemain elle m’a reproché de lui avoir donné cette lettre. Elle ne s' »adressait pas à elle ». Elle ne l’avait pas lue, et n’avait pas l’intention de la lire. J’avais mis beaucoup d’énergie affective dans cette lettre. J’ai été profondément et durablement meurtri. Un jour il m’est devenu évident qu’il fallait que je la partage. Dans quelques heures vous la lirez. Peut-être que vous lirez la suite de l’histoire que je vais vous raconter au fil des jours. Plus cette histoire sera vôtre, et moins elle sera mienne. Et je pourrai vivre ma propre histoire, loin de ses fantasmes, loin de votre jugement.

Le titre fait référence à une question qu’elle m’a posée quelques jours avant. Elle sous-entendait que je l’avais choisie comme victime. A l’époque je n’avais pas envisagé que ces mots étaient un instrument de culpabilisation. Ils ont très bien rempli leur office. Pendant l’année où nous nous sommes fréquentés, et même après, malgré ses perpétuelles agressions, je n’ai eu cesse de la protéger. On le voit dès cet épisode, par le fait que je me sois interrompu pour écrire un avant-propos donnant un sens à mon acte. Peur de blesser, peur de déplaire.
J’aurais pu livrer cette lettre telle quelle, mais c’est le seul témoignage d’époque sur cette histoire qui soit encore assez libre et sincère. Tous les éléments du drame se posent là. Je vais mettre le doigt dessus avant qu’ils ne s’enfoncent dans les brumes de la folie douce qui s’installera après en nous.

Pourquoi moi ? A Aless,

Je m’interromps après quelques lignes pour revenir au début. Je piétine, parce que je n’ai pas voulu me fixer de cadre, d’environnement, de but.
Besoin de me justifier ?
Peut-être plutôt de fixer des règles. Qui lira ces lignes ? Peut-être toi, peut-être une autre, peut-être personne. Je déciderai quand j’aurai fini. Je ne sais pas si je m’écris à moi-même.
Ça me semble important de respecter une unité dramatique. Unité de lieu : devant mon ordinateur. D’action : je m’efforcerai de ne pas corriger, peut-être de ne pas relire. De temps. J’aimerai finir aujourd’hui.
Ce besoin se présente à un moment-clef. Nous sommes entre deux histoires ; il faut bien conclure la première, mais éviter qu’elle s’impose à la deuxième.
Alors je la liquide aujourd’hui, bien que je ne la rejette pas et que je ne lui fasse aucun reproche, bien au contraire
Je suis aussi entre deux histoires. L’adulte qui regarde son passé avec tendresse après l’avoir enterré, qui a voulu se croire un enfant tant que c’était possible, mais finalement est bien obligé d’assumer sa maturité. Et en retire peut-être une force nouvelle.
Tu es aussi à la croisée des chemins. Encore presque une enfant. Plus pour très longtemps. Tu as pourtant fait des efforts pour paraître adulte. Le premier je m’y suis fait prendre, enfin pas le premier je suppose, mais comme les autres en tout cas. Comme toi aussi sans doute.
J’ai eu besoin de regarder ce moment-charnière sur quelqu’un qui est les deux pieds dedans, ou un pied de chaque côté. Ce quelqu’un c’était toi. Tu trouveras peut-être que c’est intrusif, ou que j’ai un œil critique ou erroné sur toi. Mais cette histoire est avant tout la mienne. Le personnage que je présente n’est pas tout à fait toi, c’est toi à travers mon regard et mon histoire. Libre à toi de t’y reconnaître ou pas.

Réunion de pré-rentrée, chacun expose les raisons de sa présence, son parcours artistique. C’est un moment important. Nous allons être amenés à libérer notre parole ensemble. Pour le moment rien n’est fait, ni les profs, ni nous, ne sommes très à l’aise avec ce que nous allons dire à des inconnus.
Nous avons réfléchi aux raisons de notre présence bien sûr mais pas à la manière de les présenter.
Ta présentation est étonnamment claire, construite. Elle ressemble à un discours appris par cœur, mais écrit juste une seconde avant sans préparation. Un sorte d’expression écrite sans support. Tu dis savoir ce que tu veux ; ça ne semble pas tout à fait faux. C’est convaincant en tout cas. Une assurance étonnante pour la plus jeune d’entre nous.
Jeune mais volontaire. Nous nous retrouvons à la terrasse du bar le plus proche, pour faire un peu plus connaissance et nous projeter dans la formation qui va commencer. Complément de présentation plus humain, qui sommes-nous au-delà des élèves. Tu essaies d’en tirer un peu plus. Nos âges, notre histoire. Comme les autres bien sûr, mais avec sans doute en plus l’envie de prendre une avance sur la semaine suivante. Nous pressentons que l’aspect humain va être important dans la formation. Nous nous faisons un peu peur en évoquant les larmes qui ne manquerons pas de nous venir, comme à nos prédécesseurs. On devine déjà que certains vont chercher ces émotions, d’autres essayer de les éviter.
Je suis déjà content de te rencontrer à ce moment. Les autres aussi, mais toi surtout. J’aime ton engagement dans la situation, une manière de passer outre ta réticence à la communication. Je ne comprendrai que plus tard que cette difficulté est importante pour notre construction d’artiste.

Une différence importante entre nous : j’avais décidé de passer outre mes réticences à la communication en passant en force, en m’obligeant à dire, à raconter, à dévoiler. Une démarche qui l’a interpelée mais qui lui a fait peur en même temps.
J’ai, après son départ, pensé que je l’avais détestée dès ce jour. Je m’étais fait la réflexion, que je n’ai pas transcrite dans la lettre, que cette jeune femme allait être intéressante et dynamique, mais qu’elle allait essayer de mener tout le monde par le bout du nez, et qu’il serait prudent de rester à l’écart. Je n’ai finalement pas écouté mon propre conseil, peut-être pour me racheter de cette pensée désobligeante.

Première semaine : engagement de tout le monde dans la relation. Je crois que nous fusionnons dans un groupe, sans réelle individualité. Nous sommes tous un peu frères et sœurs, sans préférences ou grandes différences. Jusqu’à ce que je te donne mon âge, comme promis la semaine précédente. Je m’attendais à de la surprise, ce n’est pas la première fois que ça m’arrive. C’est ce que je vois dans les réactions des autres. De ton côté tu sembles avoir besoin de me re-situer par rapport à cette information. Je vois pour la première fois ton masque, cette impression qu’il y a quelque chose de bloqué sur ton visage. Il apparaît en un instant, et ne disparaitra que le lendemain. Je ne m’étais jamais inquiété de mon âge jusque là. J’ai l’impression de prendre un coup de vieux. Je me sens démuni parce que rien ne m’autorise à m’immiscer dans tes pensées. Si je te dis que je lis quelque chose sur ton visage, vrai ou faux, tu vas être gênée et te sentir épiée. D’autant plus que je suis convaincu que je ne suis plus la même personne pour toi et que donc je ne sais plus qui je suis. On se définit beaucoup par rapport aux autres finalement, et assez peu tout seul. Évidemment je continue d’exister dans d’autres relations, et celle-là finira par trouver son équilibre, mais restera un peu bancale quelque temps.

Il est évident que notre relation a basculé à cet instant. Aless a un gros problème avec les hommes plus âgés. Elle cherche à les fréquenter, mais voudrait démontrer que c’est le hasard des rencontres et que ce n’est pas important. Dans mon cas, il était rassurant que je sois jeune (elle me donnait 28 ans, comme les autres plus ou moins, alors que j’en avais 40), mais… je ne l’étais pas tant que ça. J’étais assez content de mon âge, qui présentait plus d’avantages que d’inconvénients. Son comportement a été plus brutal que je le décris dans la lettre. Un silence violent, et la fin (provisoire) de notre projet de collaboration.

La séance d’Alexander est une découverte pour moi, pour nous tous bien sûr. Après une semaine d’exercices de mise en relation physique et affective, nous n’avons pas peur d’entamer cette recherche intérieure avec les autres. Plus ou moins quand même suivant les personnes. Je vois que tu as la même envie d’avancer vite et bien dans cette démarche. Tu demandes à Laurence s’il est possible d’assister à la séance de quelqu’un d’autre. Laurence ne rejette pas l’idée, sans doute sans trop y croire. Une élève qui passe par là s’en amuse : « Quand tu auras fait ta première séance ça te fera rire d’avoir posé la question ». L’idée fait son chemin dans nos têtes, de manière différente. Je fais un tour d’horizon le week-end. Le projet me semble plus difficile avec un homme. L’étalage des émotions chez ce genre d’individu est toujours un peu plus laborieux. Les autres filles ont eu plus de difficultés à entrer dans cette matière. Chloé a une vision trop sexuée des relations homme-femme, Lolita ne tient pas en place, je n’ai pas encore assez d’éléments pour décoder Fanny. Tu me sembles assez mure pour dissocier notre relation de potaches d’une relation de circonstance, spécialement créée pour l’occasion. Je ne pense pas à te parler de cette dissociation. Je ne sais pas ce que je cherche dans ce projet. J’imagine les séances individuelles comme des variantes des séances collectives. Le temps presse, c’est un peu tôt, d’une semaine peut-être. Il faut prendre une décision tout de suite ou laisser passer l’occasion.
Tu acceptes, portée par ton engagement dans la formation, un début de confiance en moi aussi sans doute. Peut-être y trouves-tu aussi un intérêt autre que moi. Tu ne me l’expliques pas, je ne cherche pas tellement à en savoir plus. Le projet reste très brouillon.
Le repas se passe dans une grande camaraderie, presque un début d’amitié. Je me souviens par exemple que tu dis que tu es grassouillette parce que tu es gourmande. Ce n’est pas grand-chose mais je trouve qu’il y a une certaine confiance dans cette phrase, envers quelqu’un que tu connais depuis deux semaines.

Un des rares bons souvenirs de cette relation. Une des rares occasion de préciser qu’Aless est parfois une personne très agréable en tête à tête. Je n’ai pas donné mon amitié qu’à un monstre.

Il y a un sujet qui me tracasse dans cette conversation, c’est quand j’essaie de mieux comprendre ton projet et que je te dis que tu pourrais t’appuyer sur ta formation pour devenir intermittente rapidement à la sortie. J’ai l’impression que tu y vois une incitation à la fraude, et je ne sais pas comment corriger. Je n’ai pas lutté pour ce système pour le torpiller de l’intérieur. Ça fait partie des petits sujets qui seraient faciles à régler en quelques mots, mais il nous manquera toujours des occasions de parler. En réaction au projet Alexander ou une autre raison qui m’échappe, le masque revient. Je commence à comprendre instinctivement sans en prendre conscience qu’il annonce un soucis, une difficulté à dire, voire à penser quelque chose. Ce qui complique les choses c’est qu’il ressemble aussi au visage de la fille qui se projette dans le travail qu’elle a l’intention de faire dans quelques minutes. Eh oui tu ne restes jamais très longtemps dans le présent, tu te laisses facilement happer par l’avenir proche. Enfin c’est un avis comme le reste, pas une vérité absolue.
En tout cas je me sens de trop, je m’en vais rapidement. Je n’ai pas encore compris que le projet Alexander est enterré.
Soirée chez Lolita. Une fois de plus je me sens vieux, décalé. Une sorte de contagion qui heureusement s’arrêtera là. En partant je te demande si je peux venir manger chez toi. Dans l’idée de discuter du projet, que je sens fragile. Tu refuses au prétexte que ça ne devienne pas une habitude. Je suis d’accord avec toi pour l’habitude, j’avais même été le premier à le dire la semaine d’avant.

Eh oui, j’avais peur d’elle, déjà, et je mettais les freins à une communication directe et honnête, comme celle que je développais spontanément avec les autres. Je le vois dans cette phrase, mais je ne me souviens pas de la scène en particulier. Cette manie de toujours prendre du recul par rapport à chaque situation minera profondément notre relation.

Mais ça aurait fait deux fois et on avait à discuter. Peut-être mettre fin à notre projet, mais proprement, à deux. C’est ce qui me fera dire dans quelques jours que tu cherches à maîtriser les relations. Que tu traduiras trop vite par « tu es une manipulatrice ».

Malheureusement je suis passé très près de la compréhension du danger de cette relation. Il était trop tard, les griffes étaient plantées. La scène ? Nous marchions dans la rue, et nous en avons profité pour parler de ce qui coinçait étrangement entre nous. Je lui ai demandé de me laisser une part de liberté dans notre relation, qu’une personne ne pouvait pas décider seule d’éloigner et de rapprocher l’autre. Elle a vu que j’allais finir par mettre le mot « manipulation » sur notre relation, et elle a coupé court en le donnant elle-même, et en me culpabilisant. Elle m’a dit qu’elle avait déjà été accusée de manipulation et qu’elle en avait souffert. Je ne l’avais accusé de rien, mais aujourd’hui je me reconnais dans cette autre victime qui avait eu le courage de lui dire en face. Qui m’envoyait à travers l’oubli un message d’avertissement que je n’ai pas entendu.

Avec le recul je trouve que ce projet n’était pas si aberrant.
C’est clair que c’était plus délicat que je le croyais. Je m’attendais à quelque chose de proche des séances collectives. J’ai dit des choses personnelles, mais j’en ai dit en dehors aussi. Toi peut-être moins, ça aurait été plus difficile. Mais il y a certainement des choses à comprendre sur nous en regardant les autres. Parce que nous avons beaucoup progressé mais pas compris grand-chose. Si ça commençait demain, peut-être les choses serait-elles différentes. Ce n’est pas très grave ceci dit, juste une remarque en passant. On risquait aussi de mal le vivre et de perdre le bénéfice de nos séances.

Il me semble encore aujourd’hui que nous somme passés à côté d’une découverte très riche en n’essayant pas ces séances à deux. Une des raisons qui me poussent à écrire cette histoire est l’envie de recommencer certaines recherches, basées sur l’instinct de la rencontre, que j’ai interrompues brutalement à cette époque.

Après c’est la crispation.
J’ai toujours eu l’impression que c’était à cause de cette affaire Alexander, mais rien ne le prouve. Peut-être aussi ce fameux repas. Peut-être une peur de ta part que je cherche à devenir trop proche. Ou d’être contente que je sois proche. J’ai voulu croire que ça venait de moi, parce que c’est plus facile de résoudre un problème dont on est responsable. Et c’est moi qui l’ai remarqué ou au moins qui en ai parlé. Je t’envahissais en réagissant à ton humeur ou à ta fatigue. C’est vrai que ça doit être agaçant de ne pas pouvoir être heureuse ou malheureuse, inquiète, fatiguée, épanouie, sans un témoin qui croit tout comprendre. Bizarrement tu m’as laissé faire. Tu pouvais me faire arrêter d’un mot. De mon côté j’aurais pu arrêter aussi, mais j’avais l’impression qu’en fermant cette vanne c’est tous les progrès que je faisais en parallèle qui prenaient un coup de frein. Tant pis j’ai remis à plus tard.
Je ne sais toujours pas vraiment ce que c’était. Ce n’était pas très désagréable en soi. Ce qui me gênait c’est l’impression que notre relation étouffait dans un carcan. Nos relations avec les autres continuaient à évoluer et les nôtres stagnaient. J’ai eu quelques sensations désagréables pendant cette période. L’impression de ne jamais être seul avec toi, alors que je l’étais souvent avec les autres. L’impression que je n’aurais pas dû commencer une phrase. Ou que tu regrettais de te retrouver avec moi dans certains exercices. Et dans le même temps nous échangions des sourires détendus et confiants, peut-être comme une sorte d’excuse. Nous étions, je crois, contents de nous voir le matin, de travailler ensemble, mais conscients qu’à un moment ou à un autre il y aurait une crispation. Un ensemble un peu ambigu.

En fait je n’avais rien à voir dans son attitude. Je crois qu’elle vivait des difficultés de couple à ce moment, dont elle me parlait à demi-mot. Elle me tombait dessus constamment pour me reprocher de lire dans ses pensées, et j’ai fini par me sentir mal à l’aise en sa présence, et croire que mon comportement lui posait un problème. Le « Pourquoi moi ? » a dévié la réalité de la situation. Elle s’est incrustée dans ma recherche, qui ne la concernait pas. A part l’idée de travailler ensemble sur Alexander, je ne lui avais pas particulièrement tendu de perche.

J’ai longtemps hésité à t’en parler, parce que je ne voulais pas régler ça sur un mode intellectuel. Et aussi le risque de pointer du doigt notre relation, alors que le « pourquoi moi ? » était déjà une des causes de la crispation. Et puis objectivement, où était le problème ? Deux étudiants qui se connaissent depuis un mois et qui travaillent ensemble dans la bonne humeur, pas de quoi se plaindre.
Finalement je t’en parle. Le « je t’aime » à Fanny m’avait fait comprendre le poids des mots, et la bêtise de ne pas exprimer les sentiments. Je crois que dans cette difficulté d’expression il y a plus une peur des mots qu’une envie de cacher. Laurence me fait comprendre que la peur de perdre peut nous empêcher d’avancer et que les petites choses sont importantes à dire du moment qu’on a envie de les dire.

Cette idée de « peur de perdre » chère à Alexander, et très utile dans le cas général, est malheureusement un peu stéréotypée. Je n’avais pas peur de perdre quoi que ce soit à ce moment-là, mais j’ai fini par croire que j’avais peur de perdre Aless. Je pense qu’en parallèle elle avait commencé à donner une image erronée de moi à Laurence, ce qui commençait à fausser notre travail, très riche par ailleurs, et allait influencer notre amitié naissante. La peur de perdre est ceci dit un élément fondateur du lancer de boulette que j’ai développé plus tard. Etrangement, ce qui ne devait être qu’un gag s’est révélé utile à des personnes à qui j’en ai parlé, ce qui m’a redonné confiance dans l’utilité que pouvait avoir ma vision des relations humaines pour d’autres personnes.

Sans doute un reste de l’enfance : « Ne parle pas pour ne rien dire ». Tu as l’air soulagée que je t’en parle. Je n’écoute pas ce que tu as à en dire. Ça m’arrive quelquefois quand je suis content de parler. Je le regrette après coup. La détente n’est que partielle, mais ça nous a fait une bouffée d’oxygène. Surtout ça balaie en moi la peur de miner notre relation avec trop de recul et de réflexion. Ça ne marchait pas sans, autant essayer avec.
En tout cas ça m’a permis de me concentrer plus sur moi-même, de laisser ma sensibilité continuer à sortir de l’ombre. Je l’ai même un peu poussée de force, comme l’histoire du bar. J’ai voulu balayer trente ans de blocage en quelques jours et c’est un peu brutal. Je ne m’en plains pas je ne sais pas où j’en serais autrement. L’histoire du bar tombe un peu mal entre nous, je ne présente pas un personnage très rassurant. Enfin pas le choix c’est ce que j’ai trouvé de plus gênant pour me sortir de l’impasse, et casser les dernières barrières. L’histoire du lit aussi arrive au mauvais moment. Je ne veux pas que tu croies que l’amitié est un préambule à l’amour. Au moins je te montre un personnage honnête, ça compense.

J’ai parlé de ces histoires anciennes de relations avec des femmes devant elle, et d’autres personnes. Bizarrement, je ne m’inquiète que de ce qu’elle en pense. Il n’y a rien de particulièrement torride ou gênant dans ces histoires, très personnelles il est vrai, mais ma peur d’elle était déjà bien installée. Elle avait commencé à me parler d’un ancien ami dont elle avait « été obligée de se séparer » parce qu’il était tombé amoureux d’elle, et de relations avec d’autres personnes qui s’étaient mal terminées. Je ne pense plus que ce soit innocent. Elle a très peur que ses amis tombent amoureux d’elle (ou de tomber amoureuse d’eux ?) et coupe les ponts à la moindre alerte. Est-ce ce fameux visionnaire qui l’avait accusée d’être manipulatrice ?

Je ne me préoccupe pas beaucoup de toi ces derniers jours avant les vacances, mais je ressens encore plus fortement tes émotions. Celles des autres aussi. Sans doute de façon beaucoup moins lucide que quelques jours plus tôt. En fait je baigne dans un grand chaos émotionnel. Je ne cherche rien à comprendre. Je dis tout et n’importe quoi. Je renvoie des émotions sans me poser de question. Et je trouve ça très agréable en plus, un sentiment d’invulnérabilité et de toute-puissance. En parallèle je découvre mon masque, ou plutôt je l’enlève. C’est une découverte importante pour moi. Quand je me rends compte qu’il est là c’est en fait qu’il est déjà en train de partir. En résistant. Plus tard je croirai le voir sur toi. Mais chacun son masque, le tien est différent. Je te souhaite de l’apprivoiser un jour. En attendant je te rassure, il n’est pas forcément très visible, et on ne peut pas en déduire grand-chose. Tu peux continuer à te perdre parfois dans tes pensées sans que personne ou presque ne s’en rende compte.
Je n’aurais pas mis fin à cette période tout seul mais heureusement c’est les vacances.
Je suis presque surpris de ton appel. Je voulais juste te dire que j’avais vu ton air soucieux.

Pour replacer l’ambiance, j’étais les nerfs à vif cette dernière semaine. Je respectais encore mon intuition qui me dictait de ne rien fermer, ne rien cacher. Apparemment ça n’a pas heurté les autres, mais sans doute ils étaient moins proches de moi. Elle était partie faire ses valises pendant que je prenais un cours individuel, et nous étions restés sur une tension. Je l’avais contactée pour parler avant qu’elle parte, mais c’était trop la panique pour prendre un moment. Heureusement, parce qu’après trois jours chez elle, elle était très différente au téléphone, et la conversation a été agréable et sans heurts. Pour ma part j’étais dans un échange passionnant avec quelqu’un d’autre et je voyais cette étrange relation avec détachement. Nous sommes donc repartis du bon pied jusqu’à la lettre.

Ça me semblait important de te le dire, je ne sais pas pourquoi. Sans doute pour ne pas rester sur cette impression. C’est vrai que dans cette promo on se dit bien bonjour mais les adieux c’est un peu le chaos. On est tous ensemble dans une ambiance chaleureuse et tout à coup on se retrouve tout seul dans le vide. Un vague coucou de loin si on se trouve là par hasard. Je ne sais pas si c’est possible autrement, c’est un peu dicté par les circonstances aussi.
Pour revenir à la discussion que nous avons au téléphone, elle est cependant très importante. Plus de recul que face à face. Tu as l’air reposée et moi je le suis aussi. Tu es plus active que dans notre discussion deux semaines avant. Je me défends d’avoir besoin ou envie de parler. Je me rends compte que tu n’es plus responsable de la situation. Toi aussi peut-être. Ça te permet de m’apporter une aide que je n’ai pas demandée. Ou que j’ai demandée sans le vouloir. Je ne sais plus vraiment ce que nous avons dit ce jour-là. Pas grand-chose d’important à première vue. Mais j’ai eu l’impression que je m’étais assez déstructuré, que je ne devrais pas tarder à reconstruire. Je ne sais pas encore comment, alors je te demande d’être patiente. Tu acceptes sans savoir ce que je veux dire. C’est là que nous avons laissé tout ce qui pouvait rester de tension entre nous. Finalement je n’aurais plus tellement besoin de ta patience, juste de savoir que tu es prête à l’être.
Je ne reconstruits rien tout de suite. Je suis dans un environnement affectif apaisé. Je me sens perméable à toutes les émotions. Aucune émotion négative en vue. Je plonge dans mes souvenirs. Je cherche, et trouve, des amies d’adolescence. Je trouve sans l’avoir cherchée celle pour qui j’ai abandonné mon narcissisme de pré-ado pour ma future générosité d’adulte. Étonnante découverte, à peine une amie à l’époque. Elle m’a laissé le petit quelque chose qui touche parfois les femmes chez moi. Difficile à décrire, je m’abstiendrai. Pourtant je l’avais oubliée tout ce temps. C’est une chance de l’avoir trouvée au seul moment où j’en avais besoin et où j’étais prêt à le reconnaître. Plus de 100 pages en dix jours. Je découvre du même coup le plaisir d’écrire, et une fois de plus le poids des mots. L’écrit est encore plus fort. Elle aussi est patiente. Et Rozenn encore plus. Merci à vous trois.
Entretemps tu me demandes de venir te voir avec Rozenn. J’ai l’impression que ça te fait du bien de nous voir ensemble. Ça me donne sans doute une existence en dehors de la Boite Vocale. J’étais un peu un canard boiteux sans elle.
La rentrée est un peu dure. Je viens d’apprendre la mort de ma tante. Ma mère en rajoute une couche en me disant « c’est là qu’on se rend compte que c’est nous les prochains ». Elle a raison, mais la remarque est difficile à encaisser quand on a le cœur grand ouvert. Je ne peux rien lui reprocher bien sûr. Au moins ça a le mérite de me rappeler que je suis un grand garçon maintenant. Ce n’est plus la génération de mes grands-parents qui s’en va. La vie ne se laisse pas berner par l’illusion d’une coupe de douille. Je vois une ombre sur ton visage quand je te l’annonce. Tu ne sais pas quoi dire. Je trouve ça aussi touchant que si tu disais quelque chose. Plus qu’un formule toute faite vide de sens. Pourtant je n’étais pas de très bonne humeur. Manu m’avait énervé pendant ton cours. Excuse-moi de m’incruster dans le temps qui t’es réservé. Il m’énerve encore plus pendant mon cours. Pourtant j’étais détendu après la séance de travail avec toi. Un moment tout bête qui ressemble aux moments tous bêtes que nous aurions dû vivre avant.
Comme la dernière discussion sur le pas de ta porte. Comme aller chercher un chat à la gare de Langeais.
Ça m’a fait plaisir que tu me le demandes. Pas pour passer quelques minutes avec toi ou pour créer une dette morale. Mais parce que tu t’es posé la question, tu as sans doute hésité. Et tu t’es rendu compte que ce n’était pas si difficile.
D’une manière générale je serais tenté de dire que ce n’est pas difficile de me parler. Fais-le sans hésiter.

Voilà c’était juste une tranche de vie, sans trop de jugement. Je ne cherche rien à démontrer ou à obtenir. C’est très incomplet, c’est ce qui sort aujourd’hui et peut-être un autre jour j’aurais eu plus ou moins de choses à dire. J’ai un peu débordé pour l’unité d’écriture, j’ai fait une pause au milieu et j’ai tout relu. Presque rien changé par contre, même si j’ai déjà changé d’avis sur certains points. Il n’y a pas une seule vérité.
C’est un peu inhabituel d’écrire ce genre de choses à une camarade de classe. Comme il y a là des choses que j’aurais été tenté de dire plus tard, ça aurait pris la place de ce que j’aurai envie de dire dans ces moments-là. Sans compter que dit trop tard tout ça n’aurait plus beaucoup de sens parce que nos sentiments ont évolué et évolueront encore.
Après à toi de voir si tu veux parler de tout ça, me contredire, compléter, accepter ou nier en bloc, ou tout simplement te taire. Ou même me demander de me taire, pourquoi pas ?
Est-ce que je suis plus lisible maintenant, ou encore plus étrange ? J’espère que je ne t’apporte rien de négatif par ce texte, sinon, si tu le veux bien, j’essaierai de réparer. J’ai l’impression que ça ne te dérange pas que je « lise » sur ton visage. Tant mieux. Je ne sais pas si ça nous apporte quelque chose à l’un ou à l’autre mais si ça ne nous retire rien je laisserai cette particularité s’exprimer comme une trace de cette époque. En plus je suis conscient que je ne lis pas la vérité, tu restes en sécurité avec toi-même.
Je réfléchis beaucoup, c’est vrai. J’ai un peu botté en touche l’autre jour. Je ne voulais pas dire « c’est toi qui l’a dit c’est toi qui y est » mais juste reconnaître que c’est nécessaire parfois. Et en même temps je ne veux pas faire que ça. J’espère que toi non plus. C’est fatigant et on profite moins de la vie. J’ai reconstruit quelque chose de plus fort et qui me correspond mieux à travers toute cette expérience. Le but est de vivre moins dans la réflexion et plus dans les sentiments et la spontanéité.
Peut-être que tu entres demain dans ta plus belle année. Pour moi je crois que c’était la plus belle, pleine d’émotions, sans peur des conséquences. Mais chacun est différent. Je te le souhaite en tout cas.
Bon anniversaire.
Bise.
Fred FANTAISIE – 17/11/2008

Ca ne me semble pas utile de tirer aujourd’hui des conclusions de cette lettre. Peut-être plus tard.
Par contre je repère des éléments qui vont servir de base à ma réflexion.
La méta-communication a été un élément déterminant de la lourdeur de notre relation. Elle m’en a attribué la paternité. A voir. J’étais à la base, comme aujourd’hui, en recherche de relations intuitives et directes. Quand il y a des éléments pas clairs, je prends du recul, malgré mon envie profonde. Il y a des éléments glauques dans cette lettre. Ma soumission est palpable. Je m’excuse de ma lettre, j’essaie de me justifier, alors qu’en elle-même, sans le prologue et l’épilogue, elle ne dit rien de gênant. Nous étions deux élèves en formation de chant, avec des matières très sensibles de mise en relation affective. Rien ne dépasse ce que nous aurions pu nous dire entre deux cours, à deux ou à plusieurs.

Je n’étais pas prêt à comprendre que j’étais victime d’une agression. Dans cette période, qui est loin d’être la pire, elle m’a reproché d’avoir chanté une chanson en cours alors que l’original est une de ses chansons préférées, d’avoir une voix qui ressemble à la voix d’un de ses camarades de classe qu’elle n’aimait pas (sans autre raison qu’à cause de sa voix semble-t-il), de la regarder, de ne pas la regarder, de lire dans ses pensées, de rendre tout compliqué (?). Dans le même temps, alors que nous sommes un petit groupe, en contact permanent, elle m’évite lourdement dans les exercices à deux en cours. J’ai longtemps pensé qu’elle était bouleversée de notre relation et que j’avais la responsabilité de nous en sortir. Je n’en suis plus si sûr. Il y a dans sa vie, avant et après moi, d’autres cas de relations conflictuelles proche de la nôtre. Elle met en œuvre instinctivement des techniques de manipulation dès qu’elle rencontre quelqu’un. Au cas-où. J’essaierai de détailler les techniques les plus évidentes, qu’aujourd’hui je repère plus facilement. Il est certain qu’elle avait déjà été accusée de manipulation, d’où sa réaction viscérale quand je lui demande de me laisser la liberté de gérer ma moitié de relation. Pour autant je ne me sens pas obligé d’entrer dans le schéma manichéen avec des manipulateurs inhumains d’un côté et des victimes masochistes de l’autre. Je développerai ce paragraphe dans un article à part. En attendant je pointe juste la manifestation de son envie de ne pas me manipuler, et son envie de changer, qui explique en grande partie que nous ayant fait un bout de chemin ensemble, avant qu’elle ne fasse machine arrière.

Mais avant : l’enfer de la fin du premier trimestre. Finies les gentilles lettres. Ca va chauffer pour de bon.

Un petit intermède musical d’abord.