Le fry vocal

Plutôt une technique masculine à la base, le fry vocal est devenu très tendance chez les chanteuses, en même temps qu’il s’est estompé chez les hommes, pour réapparaitre très récemment. Il règne un certain flou sur cette technique et ses conséquences. Elle engendre même beaucoup de méfiance. Elle est couramment utilisée par la majorité d’entre nous, dans la parole et le chant, mais on n’y prend généralement pas garde.

Le terme est assez vaste et peut recouvrir plusieurs réalités complémentaires. On utilise aussi une traduction hasardeuse, la friture, mais ça fait un peu patate et je ne raffole pas. […] C’est ce qu’on appelle le mécanisme 0. Il arrive qu’on l’utilise dans la conversation, en particulier à la fin d’une phrase pour marquer l’hésitation (« euhhh…. »). L’usage dans la voix parlée s’est étendu récemment, par imitation du parler des jeunes américain(e)s. En chant, on utilise couramment le fry dans un but d’expression en musiques actuelles, particulièrement pop, rock et soul. Il s’agit en général de la transposition de la mode du fry en voix parlée à la voix chantée. Dans tous les styles nécessitant des voix graves larges, on utilise spontanément le fry : basses classiques, blues, gospel. L’usage du fry pur a donné par ailleurs le growl en métal.
Je l’utilise couramment en musique celtique et chansons de marins pour évoquer un narrateur issu de la masse (guerriers, marins) et pour me faire plaisir aussi parce que c’est une technique amusante et agréable. Ici je vais un peu plus loin avec un fry très présent, couvrant presque le son de vraies cordes vocales.

Beaucoup d’autres chanteurs de ce style l’utilisent dans une moindre mesure, quelquefois par fatigue, quelquefois par choix. Cette technique facilite une ambiguïté chanté/parlé qui peut donner une grande liberté expressive.

Ce procédé étant basé sur une détente des fausses cordes vocales, il est couramment utilisé en échauffement dans tous les styles. Il permet un massage des cordes vocales, et fait prendre conscience des muscles permettant d’écarter les fausses cordes, ce qui est souvent utile.
Il n’est en général pas fatigant, voire reposant, à condition de ne pas l’associer au falsetto (cordes rigides). Quand on le travaille beaucoup il peut s’imposer par habitude pendant quelques jours. Ce phénomène disparait facilement.

Le chant tibétain

La plus ancienne trace attestée de l’utilisation du fry. La vibration proche des infra-basses des fausses cordes vocales finit par entrainer les vraies cordes par sympathie. Elles vibrent essentiellement à l’octave supérieure, mais donnent l’illusion de vibrer à la même fréquence que les fausses cordes. La rencontre imparfaite des deux fréquences déclenche de fortes harmoniques.

Cette technique peut sembler fatigante, mais les moines l’utilisent pendant des années plusieurs heures par jour sans fatigue.

Le fry vocal des basses russes

Les vraies basses sont rares, et souvent ce sont les barytons qui en assurent les voix. La distinction est d’ailleurs assez tardive (Donizzetti) C’est tout à fait possible dans les basses classiques qui ne descendent pas extrêmement grave. Cependant les barytons manquent de profondeur dans ce registre. Le travail du grave leur donne spontanément le réflexe d’apprendre à gérer la superposition des fausses cordes aux vraies pour donner plus de matière à la vibration. En poussant plus loin l’exigence en tessiture des basses, les compositeurs russes romantiques ont amplifié le phénomène, jusqu’à ce que même les vraies basses sortent de leur tessiture naturelle en mécanisme 1. La superposition du mécanisme 0 à la hauteur écrite, avec le mécanisme 1 soit à la hauteur écrite, soit à l’octave supérieure, a permis ces basses très graves et très profondes emblématiques de la musique russe et de l’opéra romantique, et le développement de chœurs d’hommes comme le chœur de l’armée rouge par la suite. En musique lyrique on parle en général de strohbass. Il peut être précisé ou interdit par le compositeur ou par usage.
Personnellement je trouve que le fry facilite le basculement du cartilage cricoïde et donc l’augmentation importante et sans effort du volume sonore dans le grave

0’40 le soliste attaque un si 2 avec fry au si 1, ce qui donne l’illusion qu’il chante l’octave en-dessous (si 0) On entend aussi très bien les basses du chœur en fry à l’unisson sur les mi 1 (voire mi bémol sur la note finale). L’illusion est amplifiée par la doublure de la note, les deux fry se complétant et s’enrichissant.
Cette technique est utilisée aussi dans d’autres styles lyriques (romantiques et post-romantiques surtout) en fonction des besoins.

Le fry en métal

Souvent utilisé pour créer un contraste entre un homme en growl et une femme en chant lyrique, comme chez Adrana

fry pur sans voix timbrée dite growl ou grunt (à partir de 2’30)
Ou tout simplement comme lead vocal homme ou rarement femme.

La recherche de volume sonore et d’ambitus dans le growl n’est pas facilitée par le fry, qui est naturellement grave et peu sonore en lui-même. Il y a un risque de passer en falsetto (qui peut démarrer assez grave sans se faire remarquer). C’est plus prudent de faire ces recherches avec l’aide d’un prof qui s’y connait. Je rappelle que l’irritation des cordes vocales se repère à un sentiment de chatouillis très localisé et très caractéristique, et doit vous faire arrêter immédiatement le travail pour un ou deux jours.

En musiques actuelles

Il n’y a pas de généralisation de l’usage du fry dans un style ou un autre, mais on le trouve de temps en temps. Il s’agit souvent de choix personnels atypiques. Par exemple Bertrand Cantat l’utilise ici, alors que ce n’est pas forcément dans sa palette habituelle.

Les voix d’hommes aiguës ayant la cote, et donc l’usage du falsetto incompatible avec le fry, il est maintenant moins utilisé par les hommes que par les femmes. La connotation « poufinette » aux Etats-Unis n’encourage pas non plus les chanteurs à en abuser.

Les Anglais semblent plutôt moins réticents, David Bowie par exemple l’utilise volontiers à petite dose (ici sur la phrase « you can be heroes », et même quelquefois dans le falsetto (ce qu’il doit payer en fin de tournée, ce n’est pas gratuit)

 

La guerre du fry aux Etats-Unis

Le parler américain ayant un ambitus très étendu et très dynamique, il est assez tentant, pour amplifier l’expression, d’aller jusqu’au fry. Autrefois plutôt réservé aux classes populaires, le procédé est devenu un phénomène de société, envahissant la radio et la télé, identifiant la classe jeune aisée, et déclenchant une forte animosité des couches de la population qui ne l’utilisent pas. Cette étude sur l’utilisation du fry par les étudiantes de la Côte Est montre que 2/3 des jeunes femmes testées l’utilisent systématiquement. Il s’agit d’un changement très rapide, en moins d’une génération.
Cet usage s’est traduit par une utilisation systématique du fry chez certaines chanteuses pop, la référence étant Britney Spears :

Les risques

Contrairement à l’impression qu’on a à l’écoute, le fry ne présente ni risque ni inconfort. Au contraire, la détente des fausses cordes vocales qu’il implique leur permet de flotter plus librement au-dessus des cordes vocales. C’est cette résonance qui donne une profondeur au timbre de la voix en favorisant les harmoniques basses. En le pratiquant régulièrement, on apprend à maitriser les muscles qui agissent sur les fausses cordes vocales dans les deux sens. On acquiert donc une facilité à les rapprocher et les éloigner. Par contre l’utilisation de ce mécanisme en même temps que le falsetto devient très vite inconfortable, et peut provoquer des nodules si on insiste. Le meilleur exemple est l’arrêt forcé pendant plusieurs mois de la chanteuse Adèle, qui utilisait le fry sur le falsetto.

Cette technique a sans doute contribué à son succès, mais a failli lui coûter sa carrière. Elle a résolu le problème en passant en accolement des cordes fines avec fry, et quelquefois cordes rigides mais sans fry.

L’expression

Par ses origines diverses et ses effets variés, le fry a des connotations différentes suivant l’environnement.

L’origine lyrique de la technique fait associer le strohbass à des rôles d’hommes murs en musique romantique. Il n’est pas de bon goût de l’utiliser pour des répertoires plus anciens, et il est exclus pour les femmes. La technique peut être utilisée en musique contemporaine pour permettre des changements de registres très rapides.

Le relâchement des fausses cordes vocales rappelle la fatigue des muscles du larynx, due à l’âge, bien que ça n’ait rien à voir à la base. Cette ressemblance lui a donné sa place dans des rôles de loups de mer en chanson de marin. La facilité que donne ce mécanisme pour chanter dans le grave va dans le sens de cette utilisation.

Un maniérisme populaire, surtout dans les docks, a teinté le battement des fausses cordes à basse fréquence, ou slack, d’une connotation vulgaire. L’usage en était donc très déconseillé aux personnes de qualité. On remarque que My Fair Lady enlève ce mécanisme entre les deux premières répliques pour faire plus classe.

Le héros pour sa part l’utilise en permanence, ce qui est plutôt un signe de maturité pour un homme. C’est sans doute aussi justifié par des sonorisations de mauvaise qualité dans certaines salles de cinéma à l’époque. Le fry dégage plus d’harmoniques, qui viennent compenser l’absence de grave. On le trouve beaucoup chez les animateurs radio pour les mêmes raisons.

On trouve plusieurs exemples dans les vieux films américains des années 40 où le procédé est utilisé pour caractériser une prostituée. C’est sans doute pour ça que par la suite on l’a associé à  une certaine sensualité, plutôt mure à la base (Tina Turner, Grace Jones).

Le rajeunissement de l’usage de ce procédé s’est accompagné d’un glissement vers les classes aisées, et une exportation vers l’Europe. On commence à l’entendre chez les jeunes filles ici, associé à d’autres techniques d’expressions, jitter et shimmer. Chez les chanteuses de la nouvelle scène française, la technique est très répandue maintenant. On parle quelquefois de voix saturée. Elle sert surtout à commencer et finir les phrases. Les chanteurs ont suivi. Je ne crois pas que cette technique ait aujourd’hui un sens précis dans l’expression. C’est devenu plutôt un outil neutre dans une palette.

Il est un peu gênant que l’enseignement du chant n’ait pas suivi, en particulier en France, où l’influence du chant lyrique est encore très forte. La rencontre d’élèves très demandeurs de cette technique avec des enseignants qui ne la pratiquent pas, voire la désapprouvent, peut générer des incompréhensions.